La pifométrie
Quatorzième petit mystère :
« la science de l’à-peu-près »

Magasin d’horlogerie dans le 19e dont je n’ai jamais compris ni les heures ni les jours d’ouverture (© 4ine).
Vous allez voir, c’est comme monsieur Jourdain avec la prose.
La pifométrie : système d’unités parallèle, non scientifique mais utilisé par tous (même et surtout les scientifiques…), qui n’apparaît dans aucun manuel ni dictionnaire mais dont tout le monde maîtrise la grammaire. Les unités du système pifométrique s’étendent à tous les domaines (quantités, valeurs, estimation et ajustage, longueur, distance, vitesse, monétaires, température, maritimes, etc.) mais, par concision, nous n’allons vous présenter que celles du temps…
4.5 – Unités de temps
Le temps, grand seigneur de la physique, est une grandeur toute subjective, pour ne pas dire relative. C’est pourquoi il intéresse au premier chef la pifométrie. Mais bien entendu, les unités qu’elle a adoptées n’ont strictement aucun rapport avec le sablier, le cadran solaire, ou le chronomètre. Le temps passe, c’est certain, mais de quelle manière ? C’est de cela qu’il est important de rendre compte.
4.5.1 Le bout de temps : unité de temps classique, employée aussi bien pour le passé que pour l’avenir, avec une notion de légère longueur. Les multiples sont le « bon bout de temps » et le « sacré bout de temps ».
exemple 1 : « Ça fait un sacré bout de temps que j’aurais dû boucler ce dossier. »
exemple 2 : « Il va attendre un bout de temps avant d’avoir sa rallonge. »
4.5.2 L’éternité : unité considérée comme synonyme du « bout de temps » mais qui ne s’applique que si ce dernier a été ou sera vraiment difficilement supporté.
exemple : « Ça fait une éternité que j’attends une promotion. »
4.5.3 L’instant : unité strictement équivalente au « bout de temps » et à « l’éternité », mais qui accorde à l’intervalle mesuré un préjugé de décontraction, d’aisance et de légèreté.
exemple : « Je me remets au boulot dans un instant, le temps de finir mon verre. »
note : les trois définitions précédentes montrent bien que la pifométrie ne se limite pas à mesurer une grandeur, mais qu’elle en précise aussi la qualité.
4.5.4 Le laps de temps : unité jadis réservée à une élite mais qui tend à se démocratiser. La certitude apaisante qu’elle induit par essence peut être corrigée en lui associant l’adjectif « certain », ce qui, paradoxalement, lui confère une certaine imprécision, voire une imprécision certaine.
exemple : « Entre “Va te coucher !” et l’exécution par le pré-ado scotché à son ordi, il s’écoule un certain laps de temps. »
4.5.5 Le bail : unité s’appliquant toujours au temps passé, avec une connotation de longueur regrettable.
exemple : « Ça fait un bail qu’on n’a pas eu de pot dans le service, dis donc ! »
4.5.6 La paye : unité équivalente au « bail », qui pourrait faire référence à la durée toujours trop longue qui s’écoule entre deux versements de salaire. S’emploie dans les mêmes conditions.
exemple : « Ça va faire une paye que Machin n’a pas allumé son PC. »
4.5.7 La minute : unité de temps à venir, utilisée pour une mesure a priori. Pour une mesure a posteriori, la minute est qualifiée de coiffeur. Malgré ce que laisse supposer une homonymie aussi fâcheuse que fortuite, cette unité n’a aucun rapport avec la soixantième partie de l’heure (voir ci-dessous). Ses sous-multiples sont la « petite minute » et la « seconde », mais ils n’apportent rien sur le plan de la durée.
Exemples : « Je vous appelle dans une minute », ou bien « Je vous appelle dans une petite minute », ou bien « Je vous appelle dans trois minutes », ou bien « Je vous appelle dans une seconde » ne constituent qu’une suite de promesses, généralement non tenues, qui n’ont aucune différence temporelle relative entre elles.
4.5.8 L’heure : unité de temps passé ou à venir, en général difficilement supporté et souvent subjectivement amplifié. Les multiple et sous-multiple, la « bonne heure » et la « petite heure », n’apportent aucune information de durée supplémentaire mais servent à nuancer le degré du désagrément subi.
exemple 1 : « Tu veux bien prendre mes appels ? Je m’absente une petite heure. »
exemple 2 : « Ça fait des heures que je suis sur ce dossier » peut signifier qu’on a passé effectivement des heures à faire autre chose de non nécessairement plus urgent .
note : Le caractère subjectif est encore renforcé lorsque la mesure concerne une quelconque attente. Au-delà d’une certaine exaspération, proche de l’hystérie, l’utilisation de la « plombe » est recommandée.
exemple 3 : « Je suis à vous dans une minute » et « Ça fait une plombe que j’attends » peuvent très bien correspondre à une même durée pour l’interlocuteur du service demandé et l’usager.
4.5.9 2 secondes : C’est une unité de temporisation faisant référence à une action future en général fort lointaine, souvent utilisée par l’ado en position horizontalo-contemplative lors d’une demande émise par un adulte. Elle n’est utilisée d’ordinaire qu’une fois par demande et est accompagnée dans un délai plus ou moins long de borborygmes désapprobateurs.
exemple (à ne pas donner à des oreilles chastes ou à des pas encore avec ado – pour leur laisser leurs illusions) :
« Tu te lèves, il est 2 heures de l’aprèm !
– 2 secondes…………………….. Merde ! Fait chier la vieille, on n’est pas aux pièces ! »