L’architecte habite avec nous !
J’ai toujours pensé que si on obligeait les architectes à vivre dans ce qu’ils vont construire (non pas au dernier étage avec la grande terrasse et la belle vue mais au rez-de-chaussée ou en étage intermédiaire), nous aurions un tout autre parc immobilier.
Quand j’ai entendu qu’une jeune architecte l’avait fait, j’ai eu envie de la rencontrer.
Elle a fait beaucoup mieux d’ailleurs : elle est allée habiter un petit studio, dans un ensemble que l’office d’HLM voulait démolir, pour comprendre et accompagner le projet de rénovation.
Sa mission : rénover la cité sans bouger les habitants. Mieux, en les impliquant.
Voici l’histoire de Sophie Ricard, sémillante diplômée d’archi de 28 ans.
À Boulogne-sur-Mer (62, Pas-de-Calais), tout au bout du plateau, à la fin de la ville (mais surplombant la mer), la rue Auguste Delacroix regroupe 250 habitants dans 60 maisons mitoyennes. Cette « Cité de promotion familiale » construite dans les années 1970 pour remplacer des baraquements où logeaient des travailleurs avec leur famille, notamment des ouvriers du secteur de la pêche, n’a pas résisté à la crise. Elle est maintenant occupée par une population fortement marginalisée – économiquement, socialement et géographiquement – qui attend avec impatience une occasion de reprendre en main son destin.
L’agence Construire, dirigée par Patrick Bouchain, l’architecte humaniste, et Loïc Julienne, s’intéresse au chantier et met en place une approche originale, unique même.
Pour eux, chaque projet et chaque chantier devront être un véritable acte culturel, facteur de dynamique, de rassemblement et d’échange. Ils s’érigent contre le postulat que ceux à qui l’habitat est destiné sont exclus du processus qui le génère. Et veulent sortir des normes pour adapter l’habitat à l’individu.
Ils décident de mettre en pratique ce qu’ils ont déjà fait avec les friches culturelles : impliquer les habitants dans le projet et faire en sorte qu’ils se l’approprient.
Quand ils décident pour le chantier de la rue Auguste Delacroix que l’architecte devrait habiter sur place, Sophie Ricard, la jeune diplômée parisienne, se porte volontaire, sans l’ombre d’une hésitation.
Sophie a emménagé dans la rue en avril 2010. Et cela n’a pas été facile au début. Il a fallu apprivoiser les habitants, montrer que cette fois-ci les choses allaient enfin bouger (ils ont déjà vu plusieurs projets de réhabilitation ces dernières années, sans suite).
Son ami Benoît l’a rejoint quelques mois plus tard, ce qui va faciliter son intégration : c’est une famille qui s’installe ici.
Sophie, pour bien comprendre la rue, va au départ se rapprocher des enfants, nombreux. C’est par le jardin, réalisé avec Kanae Otani de l’école du paysage de Blois, qu’elle va parvenir à les toucher : le jardin de la maison de Sophie.
Il y a aussi la Maison de chantier, toujours ouverte, où régulièrement elle anime des ateliers.
Rencontrant les familles en petits groupes ou individuellement, Sophie va pouvoir entrer dans leur habitat et comprendre leurs attentes et leurs inquiétudes.
Elle réalise alors un travail de fourmi : faire un dossier pour chaque maison. Mais ce n’est pas qu’un dossier technique : Sophie y décrit aussi l’histoire de la famille et celle de la maison.
Elle en extraira une fiche remise aux habitants et utilisée pour les travaux où tout est budgété, transparent.
Les travaux d’urgence seront réalisés globalement, mais chaque projet de maison est individualisé. Chacun va choisir la couleur de sa façade (aidé par Anne-Sophie Lecarpentier, architecte d’intérieur) ainsi que les aménagements intérieurs, les extensions…
Ceux qui le souhaitent peuvent réaliser eux-mêmes leurs travaux : on leur fournit les matériaux détaillés sur leur fiche. 40 % des familles vont s’y atteler.
Le système va plus loin : l’agence a négocié avec les différentes entreprises intervenant sur le chantier pour qu’elles emploient des jeunes de la rue en insertion.
Quand j’y étais, j’ai vu « Coucouille » qui s’est découvert une passion pour la menuiserie.
Enfin, ce chantier sera également un acte culturel avec le soutien actif de la Fondation de France. Kinya Maruyama, le célèbre architecte workshopper japonais, va organiser des ateliers avec les habitants pour construire la « Maison commune ». Déjà il y a Le dard, le ferrailleur gitan, et Maire-Laure Level, mère de cinq enfants, qui se sont inscrits.
Et la cerise sur le gâteau, qui devrait donner à réfléchir et finir de convaincre les sceptiques, c’est le coût de l’opération.
À 400 € le mètre carré, l’opération coûte au bailleur deux fois moins cher qu’une rénovation « normale ».
Sophie est devenue la référente du quartier, celle à qui tout le monde s’adresse et celle sur qui tout le monde compte pour remettre debout ce petit bout de ville.
À l’heure du café, Tonio, le jeune gitan, petit-fils du ferrailleur de la rue, est passé pour dire bonjour (et demander une sortie couleur d’une photo avec sa copine…). Il vit avec sa famille dans une caravane pas très loin d’ici (avec ses cinq frères et sœurs) et attend avec l’impatience de ses 16 ans la réponse à leur demande de logement dans la rue : si cela marche, les 2 petites dernières vont pouvoir aller à l’école. Et lui qui aura enfin une adresse pourra commencer à chercher du travail.
Et au moment de mettre la clé dans le contact, Marie-José Lemaire est venue parler de ses tracas administratifs. Depuis que son mari est mort il y a deux ans, elle ne peut pas tout faire toute seule et Benoît lui donne un coup de main de temps en temps.
La vraie vie de quartier, quoi !