Caresser la terre
Une « jardiniste » à l’hôpital. C’est ce mot entre guillemets encore inconnu au dictionnaire mais tout de suite identifiable qui a attiré mon attention sur cet article (Le Monde Magazine du 30 avril 2010). Et derrière lui, j’ai découvert tout un personnage. Anne Ribes, belle femme de 65 ans à l’énergie communicative, m’a parlé avec force images et exemples de ce métier qu’elle s’est inventé et qui la passionne. À l’écouter on se demande juste pourquoi son exemple n’a pas encore fait tache d’huile. Vous allez voir…
Anne Ribes, infirmière devenue paysagiste, a créé des jardins thérapeutiques dans les hôpitaux de la région parisienne.
Le déclic de cet engagement est venu presque par hasard. Mais son intuition se confirme quand elle apprend par exemple qu’un malade dont la fenêtre donne sur un arbre est moins longtemps hospitalisé qu’un autre.
Sur des petits bouts de terrain non utilisés des grands hôpitaux, elle a imaginé des jardins potagers pour ceux qui sont en souffrance. Et ce sont vers les plus sensibles d’entre eux qu’elle va se tourner, ceux qui vont réagir le plus à cet univers.
Pour des jeunes psychotiques, elle a créé en 1997 un atelier-jardin à la Pitié-Salpêtrière. Ce n’est que 50 m² collés au Pavillon de l’enfant et de l’adolescent, pourtant il s’y passe des choses qui peuvent nous paraître insignifiantes mais qui, pour ces enfants fermés au monde, sont parfois extraordinaires. Ils réagissent. Face à une branche qui dépasse du grillage ou un pois qui pousse, l’eau qui s’écoule de la gouttière. Ils acceptent peu à peu cet échange avec la Nature alors qu’ils le refusent aux Hommes. Avec le temps, un lien se crée.
Si Anne aide les enfants à aimer la vie, elle accompagne aussi les personnes âgées pour qu’elles s’en détachent paisiblement, notamment celles atteintes de la maladie d’alzheimer.
Mais le projet que je trouve le plus fantastique est le jardin des âges de l’hôpital Louis Mourier à Colombes (92).
Anne a tout d’abord imaginé ce lieu pour que même les plus vieux et les moins valides puissent y aller : avec un dallage au sol qui permet aux fauteuils roulants de se déplacer et des bacs en osier d’un mètre de haut accessibles sans qu’il soit nécessaire de se courber. Les patients qui viennent à son atelier « potager-fleurs » sont en fin de vie, presque tous centenaires, souvent seuls, sans famille. Toute la magie de cet atelier est qu’ils le partagent avec des enfants de grande section de maternelle. Les doigts noueux se joignent à ceux encore potelés pour faire pousser radis, carottes, cerfeuil, persil, pensées, tomates, roses, ciboulette…
Et voici le vieux qui ne dit plus rien depuis longtemps, qu’on croyait assoupi sur son fauteuil, qui explique au gosse que les carottes, cela ne se sème pas aussi près les unes des autres.
On dirait qu’ils ont tous le même âge. Et c’est difficile de savoir qui sont les plus heureux.
Ces très vieux – qui sont pour Anne des surdoués, des bibliothèques ambulantes –, avec les gestes du jardin, retrouvent un moyen de communiquer : ils sont dans leur élément, ils savent et n’ont rien oublié. Ils se souviennent du végétal, ce qui leur permet de continuer à avoir un lien.
Le jardin est un moyen de faire sortir des émotions, des pulsions sans les agresser. Car ils ont besoin de douceur, qu’on leur prenne la main. Ils ont envie de sentir une petite brise ou une goutte d’eau sur le visage, de profiter d’un rayon de soleil, de semer une graine qu’ils voudront voir grandir.
Pour tous ces très vieux avec des pathologies parfois lourdes, on ne sait pas ce que cela leur apporte, et peu importe si la semaine suivante, ils ont oublié ce moment. L’important est l’instant qu’ils passent et où ils se sentent bien.
Et il y a des moments où Anne ou le personnel soignant sont bluffés. Tel ce jour où une très vieille, après avoir arrosé, repart dans sa chambre sans son déambulateur. Ou cette femme atteinte d’alzheimer en phase très avancée à qui on fait sentir une branche de thym en la lui nommant et qui réplique sans hésiter T H Y M.
Dans ces ateliers, Anne aime également instaurer des rituels : elle a toujours ses bottes et son tablier. Il faut que le jardin soit tout d’abord nettoyé pour qu’il soit encore plus accueillant et beau. On prend le temps aussi, avant de commencer, de se poser, de fermer les yeux et d’imaginer, de sentir, d’écouter. On échange aussi sur des sujets reliés à la nature. Et après avoir jardiné et rangé le matériel, on boit une tisane qu’Anne apporte dans son panier. Des rituels comme ceux de la nature.
Au-delà de ce qu’elle fait concrètement avec ses jardins guérisseurs, Anne Ribes aimerait essaimer en dehors des hôpitaux : dans les écoles, les prisons, dans nos quartiers et villages. Car elle est persuadée que jardiner permet de se rapprocher du vivant, de retrouver les liens avec la Nature, les cycles des saisons. Et, par extension, de comprendre notre place en tant qu’être humain et vivant sur cette parcelle de terre, dans ce lieu, dans ce pays, dans ce monde, dans cet univers.
Caresser la Terre. Apprendre à connaître et reconnaître la générosité de la Terre.
Et la respecter et lui rendre hommage.
Et un immense merci à Carole Desheulles, photographe, pour nous avoir laissés utiliser ses photos (http://carolephoto.free.fr).