WEBZINE N° 13
Printemps 2011

WEBZINE N° 13
Printemps 2011
Caresser la terre
rencontre
Gnocchis au fromage blanc de Mamie Suzanne revisités
cuisine
Arles 2004
photo
C’est comme faire du vélo : ça ne s’oublie pas
mystère
Mémoire
mot
Archives
édito
rencontre
cuisine
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Édito

Le numéro 13 des Mots des anges. Le numéro de printemps.

 

La mémoire.

Le 21 mars. Le jour de l’arrivée du printemps. Endeuillé cette année par le drame du Japon, mon pays de cœur. C’est aussi pour notre famille et ses proches le premier anniversaire de la disparition d’Alice Momus, ma nièce chérie à qui j’avais voulu rendre hommage dans le numéro de l’été 2010.

J’ai souhaité que ce numéro lui soit aussi un peu dédié en choisissant de le faire sur le thème de la mémoire et du souvenir. Parce qu’ils recèlent des mécanismes puissants et encore chargés de mystère, notamment pour faire exister en nous ceux qui nous sont chers.

Pour la Rencontre, on va partir rejoindre une femme qui travaille principalement avec ceux atteints de la maladie d’Alzheimer. Même s’ils ont oublié comment tenir correctement une fourchette, ils ne planteront jamais une plante à l’envers. Ils retrouvent spontanément le « bon sens ».

Pour le mystère de la nature, une neurologue a choisi de nous parler de la mémoire du mouvement.

Pour la photo préférée, Patrick nous livre une photo troublante, d’un présent à la fois passé.

Pour le mot, nous avons décidé de donner la parole à un ancien ou une ancienne. Parce qu’ils sont la représentation vivante de la mémoire. Quant à l’illustration, c’est une toute jeune fille, très proche d’Alice, qui au pied levé a réalisé cette merveille.

Enfin, pour la recette imaginaire, mélangez 3 cuillers de souvenir et un zeste d’imagination.

Que le printemps soit doux et serein.


4ine
Conceptrice rédactrice

Rencontre avec des êtres extraordinaires

Il est de ces gens dont la rencontre vous ébranle. Par leur volonté et leur intelligence de l’autre. Par leur façon de voir la vie et de la vivre. Par leur engagement dans notre société.

Vous vous sentez grandis de les avoir approchés, regardés ou entendus. Leurs engagements sont pourtant modestes. Ils passent souvent même inaperçus. Ces êtres sont presque anonymes, mais uniquement pour ceux qui sont loin d’eux.
Nous avons voulu leur rendre hommage. Vous les faire rencontrer.

Caresser la terre

 

Une « jardiniste » à l’hôpital. C’est ce mot entre guillemets encore inconnu au dictionnaire mais tout de suite identifiable qui a attiré mon attention sur cet article (Le Monde Magazine du 30 avril 2010). Et derrière lui, j’ai découvert tout un personnage. Anne Ribes, belle femme de 65 ans à l’énergie communicative, m’a parlé avec force images et exemples de ce métier qu’elle s’est inventé et qui la passionne. À l’écouter on se demande juste pourquoi son exemple n’a pas encore fait tache d’huile. Vous allez voir…

 

Anne Ribes.

 

Anne Ribes, infirmière devenue paysagiste, a créé des jardins thérapeutiques dans les hôpitaux de la région parisienne.

Le déclic de cet engagement est venu presque par hasard. Mais son intuition se confirme quand elle apprend par exemple qu’un malade dont la fenêtre donne sur un arbre est moins longtemps hospitalisé qu’un autre.

Sur des petits bouts de terrain non utilisés des grands hôpitaux, elle a imaginé des jardins potagers pour ceux qui sont en souffrance. Et ce sont vers les plus sensibles d’entre eux qu’elle va se tourner, ceux qui vont réagir le plus à cet univers.

Pour des jeunes psychotiques, elle a créé en 1997 un atelier-jardin à la Pitié-Salpêtrière. Ce n’est que 50 m² collés au Pavillon de l’enfant et de l’adolescent, pourtant il s’y passe des choses qui peuvent nous paraître insignifiantes mais qui, pour ces enfants fermés au monde, sont parfois extraordinaires. Ils réagissent. Face à une branche qui dépasse du grillage ou un pois qui pousse, l’eau qui s’écoule de la gouttière. Ils acceptent peu à peu cet échange avec la Nature alors qu’ils le refusent aux Hommes. Avec le temps, un lien se crée.

Si Anne aide les enfants à aimer la vie, elle accompagne aussi les personnes âgées pour qu’elles s’en détachent paisiblement, notamment celles atteintes de la maladie d’alzheimer.

 

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Mais le projet que je trouve le plus fantastique est le jardin des âges de l’hôpital Louis Mourier à Colombes (92).

Anne a tout d’abord imaginé ce lieu pour que même les plus vieux et les moins valides puissent y aller : avec un dallage au sol qui permet aux fauteuils roulants de se déplacer et des bacs en osier d’un mètre de haut accessibles sans qu’il soit nécessaire de se courber. Les patients qui viennent à son atelier « potager-fleurs » sont en fin de vie, presque tous centenaires, souvent seuls, sans famille. Toute la magie de cet atelier est qu’ils le partagent avec des enfants de grande section de maternelle. Les doigts noueux se joignent à ceux encore potelés pour faire pousser radis, carottes, cerfeuil, persil, pensées, tomates, roses, ciboulette…

Et voici le vieux qui ne dit plus rien depuis longtemps, qu’on croyait assoupi sur son fauteuil, qui explique au gosse que les carottes, cela ne se sème pas aussi près les unes des autres.

On dirait qu’ils ont tous le même âge. Et c’est difficile de savoir qui sont les plus heureux.

 

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Ces très vieux – qui sont pour Anne des surdoués, des bibliothèques ambulantes –, avec les gestes du jardin, retrouvent un moyen de communiquer : ils sont dans leur élément, ils savent et n’ont rien oublié. Ils se souviennent du végétal, ce qui leur permet de continuer à avoir un lien.

 

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Le jardin est un moyen de faire sortir des émotions, des pulsions sans les agresser. Car ils ont besoin de douceur, qu’on leur prenne la main. Ils ont envie de sentir une petite brise ou une goutte d’eau sur le visage, de profiter d’un rayon de soleil, de semer une graine qu’ils voudront voir grandir.

 

Pour tous ces très vieux avec des pathologies parfois lourdes, on ne sait pas ce que cela leur apporte, et peu importe si la semaine suivante, ils ont oublié ce moment. L’important est l’instant qu’ils passent et où ils se sentent bien.

Et il y a des moments où Anne ou le personnel soignant sont bluffés. Tel ce jour où une très vieille, après avoir arrosé, repart dans sa chambre sans son déambulateur. Ou cette femme atteinte d’alzheimer en phase très avancée à qui on fait sentir une branche de thym en la lui nommant et qui réplique sans hésiter T H Y M.

 

Dans ces ateliers, Anne aime également instaurer des rituels : elle a toujours ses bottes et son tablier. Il faut que le jardin soit tout d’abord nettoyé pour qu’il soit encore plus accueillant et beau. On prend le temps aussi, avant de commencer, de se poser, de fermer les yeux et d’imaginer, de sentir, d’écouter. On échange aussi sur des sujets reliés à la nature. Et après avoir jardiné et rangé le matériel, on boit une tisane qu’Anne apporte dans son panier. Des rituels comme ceux de la nature.

 

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Au-delà de ce qu’elle fait concrètement avec ses jardins guérisseurs, Anne Ribes aimerait essaimer en dehors des hôpitaux : dans les écoles, les prisons, dans nos quartiers et villages. Car elle est persuadée que jardiner permet de se rapprocher du vivant, de retrouver les liens avec la Nature, les cycles des saisons. Et, par extension, de comprendre notre place en tant qu’être humain et vivant sur cette parcelle de terre, dans ce lieu, dans ce pays, dans ce monde, dans cet univers.

 

Caresser la Terre. Apprendre à connaître et reconnaître la générosité de la Terre.

Et la respecter et lui rendre hommage.

 

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Anne Ribes

Si vous voulez en savoir un peu plus : « Toucher la terre. Jardiner avec ceux qui souffrent » d’Anne Ribes avec une préface de Gilles Clément (Éditions Médicis).

 

Et un immense merci à Carole Desheulles, photographe, pour nous avoir laissés utiliser ses photos (http://carolephoto.free.fr).

Cet article est tiré du numéro 13 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imaginé par 4ine et ses invités

Cuisine imaginaire

Un cuisinier de métier ou un amateur éclairé nous livre une de ses recettes. Mais la condition est qu’elle soit inventée. Qu’on ne puisse pas la trouver dans les livres.

Gnocchis au fromage blanc de Mamie Suzanne revisités

 

Pour la recette, j’ai souhaité inviter une nouvelle fois la jolie Tiphaine Campet (aussi douée que jolie d’ailleurs) car son nouveau projet éditorial Les inspirations gourmandes de Tiphaine mêle cuisine et souvenir avec fantaisie et poésie. Ses sources d’inspiration sont ses souvenirs d’enfance. Ou comment peut-on par le biais de la cuisine transmettre des sensations liées à une histoire ?

Laissons-la nous entraîner quand elle était une toute petite fille.

 

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Mamie Suzanne.

 

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Ses gnocchis au fromage blanc revisités.

 

Difficulté : *
Temps de préparation : 20 min
Temps de cuisson : 30 min

 

Pour 4 personnes :

. 300 g de fromage blanc entier
. 300 g de farine
. 3 œufs
. 2 l de bouillon de volaille ou autres
. 12 belles feuilles de sauge fraîche
. 6 tranches de pain de mie du boulanger
. 4 tranches de speck très fines
. 25 cl de crème fraîche épaisse
. 1 oignon rouge
. 1 gousse d’ail
. huile d’olive
. 30 g de beurre doux
. sel de Maldon ou autres
. poivre blanc du moulin.

 

1) Mélanger dans un saladier la farine avec le fromage blanc. Ajouter un à un les œufs et mélanger entre chaque addition. Saler, poivrer et laisser reposer 30 min.

2) Pendant ce temps, parer (retirer les croûtes) les tranches de pain de mie de manière régulière. Les détailler en bâtonnets puis en dés très réguliers.

3) Faire chauffer 3 c. à s. d’huile d’olive et passer les croûtons dedans, ajouter une noix de beurre et les retourner sans cesse jusqu’à ce qu’ils dorent de tous côtés, réserver.

4) Porter à ébullition le bouillon de volaille.

5) Dans une poêle, déposer un peu de beurre puis la gousse d’ail pelée et coupée en deux ainsi que 8 feuilles de sauge, mélanger bien avant de verser la crème fraîche, saler avec parcimonie et poivrer généreusement. Porter à ébullition, puis baisser le feu et laisser lentement infuser pendant la cuisson des gnocchis.

6) Lorsque le bouillon est à ébullition, baisser le feu à frémissement et prélever de petites portions de pâte au fromage blanc à l’aide de deux cuillères à café, former de petites quenelles et les plonger dans le bouillon chaud. Lorsqu’elles flottent, elles sont cuites, les repêcher à l’aide d’une écumoire et les débarrasser dans un saladier. Répéter l’opération jusqu’à épuisement de la pâte.

7) Retirer l’ail et les feuilles de sauge de la crème et y verser les gnocchis, bien mélanger en réchauffant légèrement le tout en prenant garde de ne pas abîmer les gnocchis.

8) Pendant ce temps, détailler des rouelles d’oignon rouge et ciseler les 2 feuilles de sauge restantes. Faire griller le speck à sec dans une poêle bien chaude. Dresser les gnocchis à la crème en assiettes creuses, déposer des rouelles d’oignon rouge, des croûtons, un peu de sauge fraîche ciselée et terminer par la tranche de speck grillée.

Déguster sans attendre…

 


Tiphaine Campet

Tiphaine Campet est chercheur/créatrice culinaire.

Son univers mêle avec brio et fantaisie art, cuisine et langue française.

Cet article est tiré du numéro 13 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imaginé par 4ine et ses invités

Ma photo préférée

La règle du jeu : un(e) photographe de métier nous présente parmi toutes ses créations celle qui a sa préférence.
Et il (elle) nous explique pourquoi c’est celle-ci plutôt qu’une autre.

Arles 2004

 

Cette fois-ci, j’ai demandé à une galerie de photographes de m’aider pour le choix du photographe sur ce thème du souvenir et de la mémoire.

Mais pas à n’importe quelle galerie. Une Galerie qui, pour moi, fait bien son travail : présenter et accompagner dans la durée les artistes qu’elle a choisis. Les aider à grandir et se surpasser.

Camera obscura a été créée en 1993 par Didier Brousse et son épouse japonaise, Kyoko. Ils représentent avec exigence et talent une trentaine d’artistes exceptionnels et cosmopolites.

Pour ma requête, Didier a pensé à Patrick Taberna, l’artiste qu’il exposait en début d’année. Il n’est soi-disant pas un professionnel mais c’est un amateur surdoué. Avec comme fils conducteurs la mémoire et l’enfance qui irriguent tout son travail et lui donnent sens.

Laissons-nous envoûter.

 

Arles2004-Patrick-Taberna.jpg

 

« Arles 2004. Après une longue promenade dans la chaleur estivale, nous rentrons nous reposer dans la quiétude et la fraîcheur d’une petite chambre chez l’habitant.

Ma femme et ma fille font la sieste.

Je veux faire un portrait de mon fils qui, à peine assis sur la chaise, se lève pour aller jouer.

Dans cette image reste le souvenir de mon petit garçon à l’âge de 4 ans, qui déjà s’estompe… comme dans ma mémoire. »

 


Patrick Taberna

J'ai demandé à Didier Brousse de la Galerie de me laisser utiliser le texte de présentation de l'exposition qui était affiché. Je trouve qu'il présente bien Patrick. Le voici :

Patrick Taberna est né en 1964 à Saint-Jean-de-Luz.
Il vit à Paris.
Lauréat de la fondation HSBC en 2004 pour sa série « Au fil des jours » (publiée aux éditions Actes Sud), il poursuit avec « À contretemps » un travail d’une poésie intimiste, à la fois autobiographie familiale et journal de voyage.

Construisant une œuvre lente (cette série a demandé six années), Patrick Taberna photographie essentiellement en voyage, et sa famille est son principal sujet, ou, du moins, elle est le fil rouge qui suscite et accompagne toute sa photographie.
Le voyage (pas nécessairement lointain) est une stimulation pour l'imaginaire, pour retrouver un esprit d'enfance où toute journée est riche en découvertes, où l'esprit est entièrement dédié à l'instant.

« À contretemps », c'est, dans un léger décalage par rapport au temps du quotidien, une photographie des sensations, ouverte au monde de l'enfance, à cet atelier des souvenirs où se forment les impressions durables qui nous accompagnent toute notre vie.
La simplicité est un équilibre difficile à atteindre. Patrick Taberna réussit dans sa photographie à nous faire partager des émotions profondes et complexes, avec des images dont l'apparente facilité nous renvoie à ces photos-souvenirs que nous faisons tous.

Bernard Plossu écrivait dans la postface du livre « Au fil des jours » : « Ce que je ressens, en voyant ces images de Patrick Taberna, c'est qu'il en a besoin pour vivre... »
En effet, cette photographie est essentielle car elle part d'une nécessité, celle de retrouver et de préserver une part d'enfance, une sorte de « Rosebud » qui nous habite profondément, même si nous l'oublions trop souvent.

 

Voici également le très beau papier de Luc Desbenoit dans Télérama (Télérama 3185, 26 janvier 2011).

 

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Cet article est tiré du numéro 13 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imaginé par 4ine et ses invités

Petit mystère de la Nature

On l’a certainement appris à l’école. Ou par un grand-parent plus patient que les autres. Mais on a un peu oublié.

Et on s’est senti trop grand pour oser demander de nous l’expliquer encore une fois.
Nous avons décidé de prendre notre courage à deux mains pour reposer la question et savoir enfin. Une bonne fois pour toutes.

C’est comme faire du vélo : ça ne s’oublie pas

 

Treizième petit mystère :
« la mémoire du mouvement »

Plutôt que de parler de la mémoire telle que tout le monde la conçoit, la mémoire des événements, les souvenirs, d’une certaine mémoire savante disséquée par les neuropsychologues et les chercheurs, Marie Vidailhet, neurologue à la Pitié-Salpêtrière, a eu envie d’évoquer pour nous la mémoire liée à l’émotion, de parler de la madeleine de Proust.

 

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© Serge Momus

 

La madeleine ! Le plissé austère de sa forme, la suavité beurrée de son corps dodu témoignent du savoir-faire du chef pâtissier, du geste mille fois répété pour arriver à la perfection, à la mesure juste et précise, économe et belle du geste, réalisé sans presque y penser… Mais ce geste parfait, libéré de la pensée consciente, est la quintessence d’une autre mémoire, plus secrète, plus discrète, la mémoire procédurale ou mémoire implicite qui se passe des mots.

Cette mémoire du corps est celle que nous utilisons tous les jours pour apprendre à faire du vélo, à nager, à broder, à couper en minuscules morceaux réguliers et identiques les petits légumes d’une julienne. Elle est merveilleuse car elle ne s’efface pas. Elle peut même continuer à vivre, à apprendre, à se renouveler quand d’autres mémoires plus bavardes qui parlent des dates, des noms, des anecdotes de la vie, s’estompent.

 

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Agnès et Catherine, dites les petites jumelles, sur leurs vélos rouges.

 

Alors me direz-vous, cette mémoire est-elle sans émotion ? Eh bien non, elle est facilitée et renforcée par les systèmes de la récompense et de la motivation, c’est-à-dire, d’une certaine manière, par l’émotion. Ainsi des ratons nouveaux-nés ont une meilleure mémoire procédurale et apprennent mieux à se diriger dans un labyrinthe lorsqu’ils peuvent à l’arrivée retrouver le contact réconfortant de leur mère. Émotion et récompense, bases de l’apprentissage…

Pas de mémoire sans apprentissage. 
Répéter le geste pour l’apprendre et le maîtriser, élaguer le superflu, l’effort, le laborieux : la main passe et repasse sur le métier et se mesure à la matière, mais la pensée continue son travail et l’apprentissage se poursuit lorsque le même geste est refait en pensée. Les sportifs le savent de longue date, et pratiquent la préparation mentale. Les chercheurs le vérifient et observent en imagerie fonctionnelle que les mêmes circuits cérébraux sont activés au cours du geste réel et lors du geste réalisé en imagination. Le chef cuisinier, même loin des fourneaux, continue à imaginer, mieux, à rêver des recettes merveilleuses, tout empli des gestes longuement appris.

Rêver, dormir, vivre peut-être : le sommeil n’est pas la nuit de l’esprit. La consolidation de l’apprentissage se fait pendant le sommeil, permettant de renforcer les acquis du jour. La mémoire se forme pendant ce temps obscur qui n’est qu’un repos apparent. Qui ne s’est jamais endormi avec le livre sous l’oreiller, après une dernière lecture de la leçon, espérant apprendre en dormant et se réveiller en sachant son texte par cœur ? Innocence et prescience de l’enfance confirmée par les recherches récentes sur les mécanismes de l’apprentissage.

Les petites traces des souvenirs se gravent dans les circuits, dans les connexions de cellules, dans de subtiles modifications biologiques.

Pour en revenir à la madeleine, c’est tout un savoir-faire, une mémoire du geste. C’est toute une mémoire qui parle de celui ou celle qui l’a cuisinée. Ce sont des souvenirs d’un cercle de famille et d’amis pleins d’anecdotes et d’affection, car cette madeleine c’est aussi la passation d’une mémoire à travers l’apprentissage du même geste par d’autres mains et d’autres cœurs.

À Alice.

 


Marie Vidailhet

Marie Vidailhet est neurologue. Elle travaille dans le domaine des mouvements anormaux. C'est peut-être pour cette raison qu'elle s'émerveille du geste juste et clair du pinceau de l'artiste, du danseur, de l'artisan qui aime et fait son métier avec rigueur et simplicité.

Pour elle, la médecine est aussi un artisanat, un long polissage des connaissances, une interrogation et un apprentissage permanent : le geste parfait n'existe pas.

Cet article est tiré du numéro 13 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imaginé par 4ine et ses invités

Mot & merveilles

Un mot plutôt qu’un autre. Pourquoi un mot nous parle-t-il plus qu’un autre ? Pourquoi nous interpelle-t-il ?
Est-ce sa musicalité, son sens ou son histoire qui nous le font préférer à tous les autres ?

Deux invité(e)s se prêtent au jeu, l’un(e) pour l’écrire, l’autre pour l’illustrer, mais sans se concerter !

Mémoire

 

Et finalement c’est une ancienne qui a choisi d’écrire sur le mot « Mémoire ».

Ce qui est encore plus émouvant, c’est que Madeleine Milhomme est la propre grand-mère d’Aurélia qui avait écrit le magnifique « Joie de vivre » en hommage à Alice. Une filiation aussi par l’écriture. Même si c’est la petite-fille qui a ouvert le bal…

Et cette grand-mère qui nous raconte, qui se raconte avec tendresse et émotion, connaissait Alice : Alice allait déjeuner chez elle tous les mercredis à midi.

 

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Illustration de Margot Tournié.

 


Margot Tournié

Margot, jeune violoncelliste de bientôt 12 ans.

 

« Mémoire »
Aux nouvelles générations.

J’ai 84 ans.

Après toutes les années vécues, il me revient en mémoire tant de choses qui font toute une vie. Petite fille, je me rappelle du « moulin » où sont nés mes ancêtres, une rivière où baignait une grande roue avec des larges palmes en bois qui, en tournant, m’éclaboussaient et me faisaient peur. J’ai appris alors qu’un grain de blé devenait du pain. Je me rappelle des pommiers en fleurs mais aussi du ramassage des pommes, un moment beaucoup moins agréable. Tout cela me semble loin et très présent à la fois. Tant de choses, d’images, de bribes de conversations et même parfois, plus rarement, de parfums me reviennent en mémoire et j’ai l’impression de les revivre, mais ils ont moins de consistance. Parfois, je suis un peu mélancolique, d’autres fois, je ris toute seule en repensant aux bons moments qui ont ponctué ma vie.

Avec ma sœur de sept ans plus âgée, quand j’avais 10 ans environ, nous passions nos après-midis ensemble et nous partagions des secrets. Quand elle ne voulait pas contrarier nos parents, je me faisais complice en échange de bonbons. Dans le « Chemin du Paradis », à l’angle de la maison, elle rencontrait ses amoureux et elle me disait « chut, ne dis rien à personne », et sans vraiment comprendre, je mettais dans mes poches les sucreries qui payaient mon silence. Le décès de ma sœur a été une des très grandes peines de ma vie mais je ne me suis jamais si mieux souvenu d’elle qu’à ce moment-là : c’est comme si elle vivait dans ma mémoire.

Dans ma mémoire, je garde un souvenir pressant, par exemple, de son mariage où des Américains, fêtant leur passage au pays, ont offert le champagne à une partie des invités. La noce résonnait d’éclats de rire. Je suis, je crois, comme tout le monde : je préfère me rappeler des bons moments, des éclats de rire dont on ne sait plus vraiment ce qui les a déclenchés mais qui résonnent pourtant encore à nos oreilles. Cette période a été un moment inoubliable, plein d’effervescence. En 1945, il n’y avait pas assez de tissu pour confectionner les robes du cortège. Ma mère s’est débrouillée pour s’en procurer, pour que la mariée soit comblée.

Il y a tant de choses à raconter… Mais, à mon goût, la chose la plus importante à vous dire est que j’ai toujours cherché à garder plus présents à ma mémoire les bons que les mauvais souvenirs. Quand j’étais petite, on me disait qu’il ne fallait pas trop « broyer du noir » : cela ne signifie pas que je ne pense pas à mes disparus ou aux disputes avec mes proches mais mieux vaut garder le meilleur et se pardonner les moments difficiles sans chercher qui avait tort.

Un dernier souvenir qui me revient en mémoire : la naissance de ma fille, puis celle de mes petites-filles. J’ai attendu huit ans avant d’être grand-mère, moments ponctués d’espoirs et d’abattements le tout couronné de joie et d’euphorie quand les bébés sont nés. Aujourd’hui, je ne me lasse pas d’y repenser quand je vois les grandes gamines qu’elles sont devenues. Mais, au même moment, j’avais la peine de voir disparaître ma sœur chérie.

Dans la mémoire, tout se côtoie, se rencontre, se compense. Les aventures, les amusements et les tristesses. La chronologie a beau parfois m’échapper, les instants qui m’ont émue sont encore ceux qui m’émeuvent aujourd’hui.

 


Madeleine Milhomme

Madeleine Milhomme (née Fouilleul) est née et a grandi à Saint-James en Normandie.

Son père, sévère et charismatique, aimait tendrement ses deux filles sans toujours le faire voir, Suzanne l’aînée et Madeleine la petite dernière.

Forcée d’arrêter ses études au moment de la guerre, Madeleine n’ira jamais au pensionnat pour lequel elle avait préparé soigneusement son trousseau.

À la libération, elle rencontre Jacques Milhomme, tombe amoureuse, se marie le 5 juillet 1947 et s’installe dans un appartement à Fontenay. Quelques années plus tard naît sa fille unique, et 30 ans après ses deux petites-filles.

Elle dit toujours que sa plus grande fierté est d’avoir passé sa vie à offrir affection et attention à ses enfants, les siens mais aussi ceux des autres.

Cet article est tiré du numéro 13 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imaginé par 4ine et ses invités