C’est comme faire du vélo : ça ne s’oublie pas
Treizième petit mystère :
« la mémoire du mouvement »
Plutôt que de parler de la mémoire telle que tout le monde la conçoit, la mémoire des événements, les souvenirs, d’une certaine mémoire savante disséquée par les neuropsychologues et les chercheurs, Marie Vidailhet, neurologue à la Pitié-Salpêtrière, a eu envie d’évoquer pour nous la mémoire liée à l’émotion, de parler de la madeleine de Proust.
La madeleine ! Le plissé austère de sa forme, la suavité beurrée de son corps dodu témoignent du savoir-faire du chef pâtissier, du geste mille fois répété pour arriver à la perfection, à la mesure juste et précise, économe et belle du geste, réalisé sans presque y penser… Mais ce geste parfait, libéré de la pensée consciente, est la quintessence d’une autre mémoire, plus secrète, plus discrète, la mémoire procédurale ou mémoire implicite qui se passe des mots.
Cette mémoire du corps est celle que nous utilisons tous les jours pour apprendre à faire du vélo, à nager, à broder, à couper en minuscules morceaux réguliers et identiques les petits légumes d’une julienne. Elle est merveilleuse car elle ne s’efface pas. Elle peut même continuer à vivre, à apprendre, à se renouveler quand d’autres mémoires plus bavardes qui parlent des dates, des noms, des anecdotes de la vie, s’estompent.
Alors me direz-vous, cette mémoire est-elle sans émotion ? Eh bien non, elle est facilitée et renforcée par les systèmes de la récompense et de la motivation, c’est-à-dire, d’une certaine manière, par l’émotion. Ainsi des ratons nouveaux-nés ont une meilleure mémoire procédurale et apprennent mieux à se diriger dans un labyrinthe lorsqu’ils peuvent à l’arrivée retrouver le contact réconfortant de leur mère. Émotion et récompense, bases de l’apprentissage…
Pas de mémoire sans apprentissage. Répéter le geste pour l’apprendre et le maîtriser, élaguer le superflu, l’effort, le laborieux : la main passe et repasse sur le métier et se mesure à la matière, mais la pensée continue son travail et l’apprentissage se poursuit lorsque le même geste est refait en pensée. Les sportifs le savent de longue date, et pratiquent la préparation mentale. Les chercheurs le vérifient et observent en imagerie fonctionnelle que les mêmes circuits cérébraux sont activés au cours du geste réel et lors du geste réalisé en imagination. Le chef cuisinier, même loin des fourneaux, continue à imaginer, mieux, à rêver des recettes merveilleuses, tout empli des gestes longuement appris.
Rêver, dormir, vivre peut-être : le sommeil n’est pas la nuit de l’esprit. La consolidation de l’apprentissage se fait pendant le sommeil, permettant de renforcer les acquis du jour. La mémoire se forme pendant ce temps obscur qui n’est qu’un repos apparent. Qui ne s’est jamais endormi avec le livre sous l’oreiller, après une dernière lecture de la leçon, espérant apprendre en dormant et se réveiller en sachant son texte par cœur ? Innocence et prescience de l’enfance confirmée par les recherches récentes sur les mécanismes de l’apprentissage.
Les petites traces des souvenirs se gravent dans les circuits, dans les connexions de cellules, dans de subtiles modifications biologiques.
Pour en revenir à la madeleine, c’est tout un savoir-faire, une mémoire du geste. C’est toute une mémoire qui parle de celui ou celle qui l’a cuisinée. Ce sont des souvenirs d’un cercle de famille et d’amis pleins d’anecdotes et d’affection, car cette madeleine c’est aussi la passation d’une mémoire à travers l’apprentissage du même geste par d’autres mains et d’autres cœurs.
À Alice.
Pour elle, la médecine est aussi un artisanat, un long polissage des connaissances, une interrogation et un apprentissage permanent : le geste parfait n'existe pas.