Comment a-t-on pu imaginer une œuvre aussi grandiose ?
Vingt et unième petit mystère :
« La création d’un chef-d’œuvre »
C’est une critique de Télérama qui m’a donné envie d’aller voir l’exposition de tapisserie contemporaine De Picasso à Messager au musée Jean Lurçat d’Angers. Et me laissant porter par la flânerie de ce beau week-end de fin d’été, j’ai découvert également le musée Jean Lurçat et son chef-d’œuvre Le chant du monde (tenture composée de dix tapisseries), des cafés éphémères sur les bords de Maine, une belle ville et son château aussi appelé château des ducs d’Anjou, vaste forteresse du Moyen Âge construite entre le XIIIe et le XVIe siècle.
Je venais également pour la tenture de l’Apocalypse, hébergée dans le château. Et là ce fut un éblouissement total.
Laissons à Stéphanie Vitard-Gibiat, rencontrée sur place alors qu’elle accompagnait une visite privée de l’Orchestre de Chicago, le soin de nous la présenter.
« La tapisserie de l’Apocalypse présentée au château d’Angers est incontestablement un chef-d’œuvre du Moyen Âge, et un véritable manifeste de son époque. Elle se déploie devant nous sur plus de 100 mètres de long avec une force esthétique et symbolique tout à fait exceptionnelle.
Grandiose, haute en couleur, rythmée par une alternance de scènes sur fond rouge ou bleu et animée de grands personnages, elle est conservée dans la pénombre d’une galerie qui lui sert d’écrin et lui confère un caractère mystérieux.
Imaginée durant la guerre de Cent ans par Louis Ier duc d’Anjou, la tenture exprime le goût des arts et la puissance des Valois. Pour ce faire, le duc s’entoure du fameux Jean de Bondol, peintre de son frère et roi Charles V. Celui-ci dessine les modèles ou cartons à partir de manuscrits illustrant l’Apocalypse. Le duc fait, par l’intermédiaire du promoteur Nicolas Bataille, tisser la tapisserie dans les ateliers parisiens de Robert Poisson pendant plus de sept années, de 1375 à 1382. Le coût total de la tenture est considérable pour l’époque : 6 000 francs-or, mais n’a rien d’exceptionnel pour l’achat d’un telle œuvre d’art pour un prince.
Louis Ier choisit le dernier livre de la Bible pour illustrer son beau tapis. Il souhaite apporter un message d’espoir, celui des révélations ou visions de saint Jean, et prendre de cette manière parti contre les Anglais dans les conflits dynastiques qui opposent les deux familles dans la succession du trône de France.
Admirée par tous, elle n’est exhibée que rarement, lors de grandes cérémonies car elle est fragile et précieuse ; elle est ainsi exposée lors du mariage de louis II d’Anjou et de Yolande d’Aragon en 1400 sur les murs de l’archevêché d’Arles où elle éblouit par la même occasion les Grands des Cours d’Europe.
Les fléaux bibliques sont réinterprétés et rappellent le contexte : le combat entre le bien et le mal devient, par le choix de l’architecture, des vêtements, accessoires ou portraits contemporains de l’époque, la lutte entre Valois et Plantagenêt. Il semble que l’on y reconnaisse Édouard III, le prince de Galles, le futur Charles VI, au milieu de scènes présentant l’histoire de l’Apocalypse avec le grand lecteur, saint Jean, les vieillards, la femme-soleil, la bête de la mer, etc.
Mais la tenture de l’Apocalypse n’est pas le texte, c’est avant tout une tapisserie civile qui interprète un message d’espérance qui annonce, au-delà de la Jérusalem céleste, un monde meilleur, plus serein.
Le roi René en hérite de son grand-père et la lègue à la cathédrale Saint-Maurice à la fin du XVe siècle. C’est ainsi qu’elle entre dans les collections du Trésor et que sa lecture religieuse prédomine. Démodée, elle subit au XVIIIe siècle un grand désintérêt : découpée, morcelée, utilisée dans les écuries, potagers… Redécouverte au XIXe siècle, puis restaurée et présentée depuis 1954 au château d’Angers, elle suscite aujourd’hui comme au Moyen Âge, de par sa grande modernité et ses qualités plastiques, un engouement tout particulier de la part des visiteurs. Récemment encore, la révélation de l’envers de la tapisserie participe à son caractère exceptionnel. L’image y conserve toutes ses couleurs originelles grâce à la doublure qui l’a protégée de la lumière révélant ainsi les jaunes, verts et roses. De plus, cette tapisserie est dite sans envers car aucun fil ne vient gêner la lecture. Comme les tissus coptes, tous les fils sont insérés dans le tissage. »
Un remerciement tout particulier au Centre des Monuments nationaux pour m’avoir laissée choisir dans leur extraordinaire banque d’images des monuments, Regards.
Crédits photographiques : ©Antoine Ruais / Centre des Monuments nationaux.
Auteurs des œuvres photographiées : Bataille, Nicolas (v. 1330-1405) / Hennequin de Bruges, Jean de Bondol, dit (v. 1340-v. 1400) / Poinçon, Robert (lissier actif fin XIVe siècle).