WEBZINE N° 8
Printemps 2009

WEBZINE N° 8
Printemps 2009
Un toit pour le Sahel
rencontre
Œuf au plat renversens et chamboulement de légumes
cuisine
L’inconnue de la gare d’Alexandrie
photo
Tout n’est pas noir ou blanc
mystère
Tout a commencé par un punch...
mot
Archives
édito
rencontre
cuisine
photo
mystère
mot
Archives

Édito

Le numéro 8 des Mots des anges. Le numéro de printemps.

 

Avec les giboulées du printemps. Et les lilas en fleurs…

Un numéro qui est parti cette fois-ci sur le continent africain. Avec Thomas Granier et son projet au Burkina Faso qui nous prouve qu’avec du bon sens et beaucoup d’énergie on peut commencer à changer le monde. Et avec Jacques Vekemans pour sa photo en Égypte qui doit une part de sa beauté à son imprévisibilité.

Le mot, ou plutôt les mots car il y en a trois, nous les avons trouvés sur une colline à Marseille. Mais quand Yvon commence à nous expliquer comment tout s’est passé, nous savons que l’Afrique n’est pas très loin non plus…

Pour la recette, Lucie et Elsa ont préféré voyager dans le temps à l’encontre des traditions… pour s’amuser et nous étonner.

Et Mélipone nous dit pourquoi nous voyons la vie en couleur.

J’espère que vous allez encore une fois prendre autant de plaisir à découvrir ce numéro que j’en ai eu à le faire.

Bienvenue !


4ine
Conceptrice rédactrice

Rencontre avec des êtres extraordinaires

Il est de ces gens dont la rencontre vous ébranle. Par leur volonté et leur intelligence de l’autre. Par leur façon de voir la vie et de la vivre. Par leur engagement dans notre société.

Vous vous sentez grandis de les avoir approchés, regardés ou entendus. Leurs engagements sont pourtant modestes. Ils passent souvent même inaperçus. Ces êtres sont presque anonymes, mais uniquement pour ceux qui sont loin d’eux.
Nous avons voulu leur rendre hommage. Vous les faire rencontrer.

Un toit pour le Sahel

 

Thomas Granier est un maçon aux semelles de vent. À toujours parcourir le monde. Jusqu’au jour où il s’est arrêté en Afrique, au Burkina Faso, pour peut-être donner un sens à sa vie. Avec Séri Youlou, un agriculteur local qui deviendra son beau-frère, il va adapter au Sahel une technique sumérienne vieille de 3 500 ans…

 

Séri Youlou et Thomas Granier.

 

Quand on écoute Thomas nous raconter son projet, on se dit que c’est tellement simple, tellement efficace et tellement génial qu’on ne comprend pas tout à fait pourquoi le système ne se propage pas à la vitesse du feu dans la brousse.

Le voici résumé en 5 idées.

 

1re idée : un système d’architecture adapté aux nouvelles conditions économiques et démographiques de l’Afrique sahélienne

 

       

 

La voûte nubienne est une technique africaine de construction de toits en terre qui n’utilise ni bois, devenu rare, ni tôles (chères car importées et totalement inadaptées : brûlantes le jour, glaciales la nuit) qui obligent les populations à une architecture les enfermant dans un cercle vicieux de pauvreté. Utiliser un système simple et économe des ressources naturelles est d’autant plus nécessaire que la région est victime d’une démographie galopante (le Sahel devant doubler sa population d’ici à 2020, atteignant plus de 100 millions d’habitants).

 

 

Les voûtes nubiennes sont fraîches, bien isolées, faciles à construire, composées de matériaux disponibles à portée de main et bon marché. Elles sont aussi utilisées comme greniers pour les oignons, les mangues, le mil ou le coton, dont le Burkina est le premier producteur africain. Séché et stocké là, le coton y perd moins de poids.

Et pourtant ce système n’a pas séduit tout de suite la population, sceptique au départ. « Les gens ne nous croyaient pas. Ils pensaient que tout allait s’écrouler, ils se moquaient de nous », raconte Séri Youlou.

 

2e idée : simplifier le système de construction pour qu’il puisse être appris par tous

 

 

La voûte nubienne initiale en ogive, Thomas Granier l’a transformée en une forme plein cintre, beaucoup plus simple à réaliser pour des maçons formés sur le tas et censés transmettre aisément leurs acquis.

 

 

Pour en faciliter la construction, ce maçon de métier a inventé le principe d’un câble, qui remplace le cordeau, mais à trois dimensions. Ce câble sert de repère au maçon pour dessiner sa voûte. L’usage en est fort simple, et le coût très modeste (2 euros). Si la longueur est variable, la largeur ne peut excéder 3,25 m, mais le nombre de voûtes peut être multiplié à volonté. Un avantage important pour des populations pauvres qui peuvent ainsi agrandir leurs maisons dès que leur revenu le leur permet.

 

 

3e idée :  concevoir un modèle de développement socioéconomique pérenne

 

 

Thomas et Séri Youlou créent en 2000 l’Association Voûte Nubienne (AVN). L’objectif de l’association est de former des maçons à la construction des voûtes nubiennes (il faut entre 2 mois et… jamais pour apprendre la technique). Et par cooptation, les maçons formés enseignent à leur tour cette technique aux travailleurs qu’ils embauchent. La formation se fait sur le chantier directement.

 

     

 

80 % d’entre eux sont des paysans, qui continuent de travailler leurs terres pendant la saison des pluies (saison où l’activité de construction s’arrête). Se former à la maçonnerie leur permet de diversifier leurs activités et d’accroître leurs revenus.

Le système est souple aussi pour les négociations. Les maçons fixent eux-mêmes leurs prix. Et le client décide de participer ou non à la construction pour limiter les frais (il pourra s’occuper de la fabrication des briques). Il y a parfois du troc dans la négociation.

La construction des voûtes crée un véritable marché local avec uniquement les ressources locales (main-d’œuvre et matières premières).

 

 

4e idée : rendre le système autonome

L’objectif de l’association est d’amorcer le marché de la voûte nubienne (générer et dynamiser l’offre et la demande) jusqu’à un seuil de 5 % de la population sahélienne. Une fois ce seuil atteint, la technique aura un ancrage populaire suffisant pour permettre l’autonomie totale de la vulgarisation : l’offre sera suffisamment organisée et la population suffisamment informée pour assurer en autonomie la diffusion pérenne du concept architectural VN.

Après le Burkina, c’est au Mali, au Sénégal, au Niger, au Togo, en Guinée et au Ghana que l’association a continué à étendre son action.

 


 

5e idée : changer d’échelle

L’objectif de 100 000 toits pour le Sahel est encore loin mais les 900 vont être atteints à la fin de la saison et le rythme de construction est plus qu’encourageant.

Autres chiffres très positifs : il y a 150 maçons formés et 200 en formation (le ratio est passé à 0,7 maçon formé par maçon).

Passée en quelques mois du monde des ONG à celui de l’entrepreneuriat social, l’association se professionnalise. Thomas et son équipe ont su séduire les grandes fondations (Hermès, Veolia).

Ils ont aussi commencé à vendre leur savoir-faire. Maintenant, ils aimeraient arriver à développer le nombre des investisseurs sociaux (investissement à partir de 5 euros par mois).

Le frein principal est peut-être que le marché est très pauvre. Parmi les plus pauvres du monde. Et que, dans ces régions, la notion du temps est différente. On peut mettre des années avant de se décider à construire une maison.

C’est aussi pour ces raisons que l’AVN a des projets publics (écoles, mosquées, etc.) et urbains (on peut construire en étage sans coffrage en béton).

 

 

Crédits photos (hors photos de Thomas Granier et sa famille) :  Jack Souvant, Peeyush Sekhsaria, Rachel Ford, Seri Youlou, Antoine Horellou, Gaëlle Bois-Soulier et Laure Cornet.

 


Thomas Granier

Cet article est tiré du numéro 8 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imaginé par 4ine et ses invités

Cuisine imaginaire

Un cuisinier de métier ou un amateur éclairé nous livre une de ses recettes. Mais la condition est qu’elle soit inventée. Qu’on ne puisse pas la trouver dans les livres.

Œuf au plat renversens et chamboulement de légumes

 

Lors de l’atelier de Design culinaire animé par Tiphaine Campet, Lucie Buchard et Elsa Campion ont monté un projet pour participer aux 4es Rencontres art, science et gastronomie, dont le thème était cette année « Modernisons nos traditions ». Avec l’obligation d’utiliser au moins un additif alimentaire.

J’ai eu envie de vous faire découvrir le travail de cette jeune équipe pleine de promesses.

 

Les vrais légumes de la vraie recette © 4ine.

 

 

Lucie et Elsa ont eu envie de s’amuser avec la tradition. Et de tout bousculer. À commencer par les basiques. Alors elles ont choisi de partir de l’œuf (et non de la poule…) car ses caractéristiques du 2 en 1 (2 couleurs, 2 textures, 2 goûts, 2 compositions nutritionnelles) sont déjà un jeu qui invite à aller plus loin.

Elles ont choisi de tout mélanger, pour nous dérouter, nous amuser, nous montrer aussi qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences… Elles ont inversé les couleurs, les textures, les formes et les goûts.

Et a priori tout est (presque) identique. On croit manger un œuf au plat accompagné d’une brunoise* de petits légumes (carotte, navet et courgette) alors que :
1. La brunoise de légumes a les couleurs des légumes mais elle est faite avec une base d’œufs.
2. L’œuf au plat a le jaune à l’extérieur et le blanc au milieu.
3. Le blanc de l’œuf (au centre) est fait à partir de noix de coco.
4. Le jaune de l’œuf (à l’extérieur) est fait à partir de poivron jaune.
5. Le blanc/jaune d’œuf, mélange d’ordinaire salé/salé, devient un salé/sucré.

 

Les ingrédients :

pour le blanc d’œuf
. 125 g de lait de coco
. 625 ml d’eau
. 1,55 g d’alginate
. 3,25 g de calcium

pour le jaune
. un demi-poivron jaune
. 2,5 g de gellan
. 125 g d’eau

pour le chamboulement de légumes
. 2 œufs
. colorants rouge, jaune et vert
. sel et poivre

 

La réalisation :

Pour le blanc d’œuf retranscrivant la texture du jaune (facile) :

Faire une sphérification. C’est une technique spectaculaire que nous a fait découvrir el Bulli. Le procédé consiste à gélifier un liquide mélangé à l’algin puis plongé dans un bain de calcique (eau additionnée de chlorure de calcium) pour créer des formes sphériques de différentes tailles (caviar, œufs, gnocchis, raviolis…).
Décentrer le jaune/blanc.

 

Pour le jaune d’œuf retranscrivant la texture du blanc (facile aussi) :

1) Mixer un demi-poivron jaune avec 150 ml d’eau à l’aide d’une girafe. Remarque : le liquide contient quelques infimes particules de poivron, ce qui permet de conserver l’aspect du blanc d’œuf granuleux et épais.

2) Préparer la solution de gellan et prélever 35 g de ce mélange.

3) Mélanger le liquide contenant le poivron et la solution de gellan (35 g).

4) Laissez reposer 1 heure au réfrigérateur.

 

L’œuf au plat renversens.

 

Pour le chamboulement de légumes (moins facile : attention à la couleur du jaune qui modifie les couleurs des colorants et attention à l’épaisseur de la préparation) :

1) Battre les œufs et ajouter le colorant approprié goutte à goutte.

2) Travailler l’omelette dans une poêle pour que celle-ci soit moins liquide.

3) Verser la préparation dans un emporte-pièce pour réussir à avoir une hauteur régulière.

4) Laisser cuire.

5) Couper la préparation en petits cubes de 0,5 cm.

 

À gauche : ce qui sera de la courgette… À droite : la brunoise.

 

Présenter sur un plat plat. Mélanger les « légumes ». On peut rajouter des mouillettes. Avec du vrai pain. Ou des bâtonnets de carotte pour aller avec la noix de coco (qui est en fait le blanc qui aurait dû être le jaune…).

 

Bon appétit !

 

* Brunoise de légumes : mélange prêt à cuire de 4 légumes coupés en petits cubes : courgette, navet, carotte et oignon.

 

 

 

Lucie Buchard et Elsa Campion, deux étudiantes adorables et super-motivées, se sont rencontrées en licence professionnelle « Innovation et assemblage culinaire » du lycée hôtelier François Rabelais à Caen.

Elles travaillent ensemble sur un nouveau projet, pour les 6-7 ans. Souhaitons-leur bonne chance.

Cet article est tiré du numéro 8 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imaginé par 4ine et ses invités

Ma photo préférée

La règle du jeu : un(e) photographe de métier nous présente parmi toutes ses créations celle qui a sa préférence.
Et il (elle) nous explique pourquoi c’est celle-ci plutôt qu’une autre.

L’inconnue de la gare d’Alexandrie

 

Pour Jacques Vekemans, j’ai envie de vous expliquer comment le choix de la photo préférée s’est fait. Quand j’ai répondu à sa question « De quoi les anges ont-ils besoin? », j’ai eu un retour instantané :

 

« Alors, pour moi, ce choix est très facile. Je fais une photo “amoureuse” tous les dix ans. Je veux dire une seule. Le hasard a voulu que pour les deux dernières, cela se passe dans une gare. Mais est-ce le hasard si on aime le train comme espace imaginaire ? »

 

Jacques m’a envoyé celles d’Hyderabad et d’Alexandrie. J’ai choisi celle d’Alexandrie. Il va nous expliquer son histoire.

 

 

« Alexandrie, février 2008, début d’après-midi, il fait déjà chaud au dehors et la gare est un refuge vaste et apaisant. Depuis mon arrivée pour ce premier voyage en Égypte, je vois tout en bleu.

En attendant mon train, la quiétude du lieu me convient et me rend disponible. Les quais sont déserts et le mouvement des arrivées semble ralenti.

Et puis, de loin, cette femme qui prend la direction du quai central. Cette vibration rouge sang et la liberté qu’incarne son déplacement solitaire. J’entrevois une rencontre.

J’accours et, pendant que je presse le pas, évalue les distances, règle manuellement la vitesse et l’ouverture de mon angulaire, m’obsède à courir sans en avoir l’air, j’imagine à tout instant qu’elle va se retourner pour me tancer. Dans un mélange d’excitation et de crainte, je me concentre sur la discrétion de mon rapprochement et décide, la respiration bloquée, de déclencher sans cadrer, l’appareil collé au ventre. »

 


Jacques Vekemans

44 ans, Belge, né à Bruxelles et établi à Paris depuis 12 ans.

Photographe spécialisé dans la commande de reportages d’illustration sur les métiers et les savoir-faire, l’architecture, la décoration et l’identité des organisations.

Représenté par l’agence Gamma. Ses références : LVMH, Hermès, Tag Heuer, Renault, la mairie de Paris, l’hôtellerie de luxe.

Travaux personnels en cours :
– « La Serre », travail sur la culture des roses en Île-de-France.
– « Aravind », travail documentaire multimédia sur le plus grand hôpital ophtalmologique du monde dans le Sud de l’Inde.

Cet article est tiré du numéro 8 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imaginé par 4ine et ses invités

Petit mystère de la Nature

On l’a certainement appris à l’école. Ou par un grand-parent plus patient que les autres. Mais on a un peu oublié.

Et on s’est senti trop grand pour oser demander de nous l’expliquer encore une fois.
Nous avons décidé de prendre notre courage à deux mains pour reposer la question et savoir enfin. Une bonne fois pour toutes.

Tout n’est pas noir ou blanc

 

Huitième petit mystère (mystère que nous a confié Serge Momus) :
« l’origine des couleurs »

Avez-vous jamais imaginé que la nature pourrait être monochrome ou carrément sans couleur ? Un peu comme un paysage de neige sans la neige…

 

AYMEE_Naksato_ECOSSE

Forêt en Écosse © Aymée Nakasato.

 

Et d’ailleurs d’où viennent toutes les couleurs de la nature ?

Et pourquoi y a-t-il tant de vert ?

 

4ine-plante

Que de nuances de couleur dans une couleur…

 

Le soleil est une des principales sources de rayonnement qui irradient notre planète. Seuls sont visibles par l’œil humain les rayonnements dont la fréquence est comprise dans une plage allant de 4,0 à 7,5 x 10 puissance 14 vibrations par seconde. Par ordre de fréquence croissante, on distingue le violet, l’indigo, le bleu, le vert, le jaune, l’orange et le rouge. Ces différents rayonnements visibles sont constitutifs de la lumière blanche, et leur présence n’est révélée que de manière incidente (arc-en-ciel, bulle de savon, transmission au travers d’un prisme).

 

Les couleurs de la lumière sur le vase à l’hortensia.

 

Lorsque la lumière blanche est interceptée par un corps, elle peut être plus ou moins réfléchie, absorbée ou transmise au travers de ce corps.

C’est la lumière blanche réfléchie qui va permettre à l’œil d’appréhender les couleurs et les contours. En effet, la lumière réfléchie n’a pas forcément les mêmes caractéristiques physiques que la lumière incidente : elle ne contient qu’une partie des vibrations de la lumière blanche incidente, les autres ayant été absorbées ou transmises.

 

Les couleurs des salades de fruits frais (marché de la Boqueria, Barcelone).

 

Il y a deux cas extrêmes, celui des corps qui apparaissent blancs parce que la lumière qu’ils réfléchissent est comparable à celle de la lumière incidente (peu ou pas d’absorption) et celui des corps noirs qui ne réfléchissent aucune lumière. Entre ces deux cas extrêmes, les autres corps peuvent avoir tout un panel de couleurs.

Pour ne retenir qu’un exemple, la plupart des plantes apparaissent vertes car elles ne réfléchissent que la lumière verte. C’est en effet grâce aux chlorophylles, pigments verts présents dans les chloroplastes essentiellement des feuilles, que les végétaux absorbent l’énergie lumineuse contenue dans le bleu et dans le rouge, le vert étant réfléchi.

Cette absorption d’énergie est à la base de la photosynthèse qui aboutit à la formation d’hydrates de carbone à partir du gaz carbonique de l’air. Les animaux (diurnes) distinguent également les couleurs.

Même les poissons les voient : il suffit de voir la gamme des couleurs des mouches utilisées pour la pêche des truites et brochets pour s’en convaincre.

 

Les couleurs de la terre (Narse d’Espinasse, Auvergne).

Photos © 4ine.


Mélipone

Chercheur honoraire en nutrition animale (ruminants).

La retraite lui laisse peu de temps pour écrire pour Les mots des anges...

Cet article est tiré du numéro 8 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imaginé par 4ine et ses invités

Mot & merveilles

Un mot plutôt qu’un autre. Pourquoi un mot nous parle-t-il plus qu’un autre ? Pourquoi nous interpelle-t-il ?
Est-ce sa musicalité, son sens ou son histoire qui nous le font préférer à tous les autres ?

Deux invité(e)s se prêtent au jeu, l’un(e) pour l’écrire, l’autre pour l’illustrer, mais sans se concerter !

Tout a commencé par un punch...

 

Cela faisait bien deux ans qu’Yvon me parlait de son projet de mot mais il avait l’air si compliqué que je n’étais pas sûre qu’il aboutisse un jour. Rien de grave, nous avons tout notre temps. Or, la candidate pour le prochain mot étant partie escalader le Pain de sucre de Rio, je suis revenue en urgence vers lui. Voici sa réponse.

 

« Très chère rédactrice,

Vu le niveau de votre barr… lubr… rubrique, ma muse s’est sentie un peu ridicule. Mais vu l’urgence de la situation, j’ai pensé à autre chose qui nous est arrivé il y a quelques jours, disons quelques semaines, en fait, il y a un peu plus d’un mois.

Nous avions été invités, tous les trois, plus trois autres chez deux encore. Des amis d’amis qui recevaient des amis et donc nous, puisque nous étions devenus des amis. L’invitation avait été reçue avec grande méfiance car une condition y était assortie. Probablement une nouvelle pratique parisienne : il s’agissait dans ce cas précis d’écrire sur un mot donné. Hormis les hôtes, chacun en aparté cherchait une excuse pour décliner l’offre. Tous ces provinciaux effarouchés ne furent finalement convaincus que par la promesse d’un punch…

L’esprit de chacun ainsi dompté par les subtils charmes du punch suivi d’un tajine et une pastilla se plia facilement au jeu. Merveilleuse alchimie du boire et du manger qui métamorphose l’invité en écrivain. L’espace d’un moment, sur cette colline des abords de Marseille, le rhum et la cuisine exotique ont commandé aux plumes (vulgaires stylos à bille). Et voilà le travail fait et joliment fait dans la joie et la bonne humeur.

Je vous laisse user de votre indulgence pour lire les résultats de cette soirée pas comme les autres. Et peut-être deviner, qui, derrière ces mots, s’est fort amusé.

Comme quoi la boisson et la bonne nourriture sont d’excellentes formes de pédagogie. »

 

Pour cette fois, parmi les mots des invités à cette fameuse soirée joints à la lettre d’Yvon, je n’en ai retenu que trois. À déguster, avec ou sans punch.

Et c’est trois beautés, dont deux inconditionnelles fans d’Yvon (la troisième ne l’ayant pas encore rencontré), qui nous les ont illustrés.

Melanie_Nakasato_Zanzibar

« Zanzibar », illustré par Mélanie Nakasato, 15 ans.

 

 

 

ZANZIBAR

André vient de fêter ses 70 ans. En famille.

Assis sur le banc du hall de l’aéroport de Roissy, il réfléchit. De temps en temps, faire un point sur sa vie, cela se fait. D’autres le font en tout cas. Lui, il ne s’est pas souvent accordé ce luxe ou ces atermoiements. Ça dépend du point de vue, de la philosophie.

André, lui, il a toujours vécu plus que pensé. Dès 17 ans, il s’embarquait sur un cargo, pour voir le monde. Et il en a vu du pays, des choses, et pas que des jolies. Il y a laissé sa jeunesse, sa force d’adulte entre les cales des cargos, chaudes, les contacts avec les autres marins, les tatouages d’un jour, les amours d’une heure dans les grands bordels du monde : Caracas, Manille… il a sillonné les mers du Sud, l’océan Pacifique, franchi plusieurs fois la ligne des Tropiques, surmonté le cap Horn, essuyé avaries et ouragans… s’il prenait le temps de fermer les yeux, il reverrait tout cela. Mais, il n’est pas comme cela André. Sa vie doit se consumer, comme une mèche sans retour. Pourtant à 36 ans, il y en a une qui l’a sidéré, transformé dans un autre métal. Il est passé du vif-argent à l’acier, robuste et stable. Il avait presque tout vu, les ports, les hommes, les femmes, ses propres vices. Il y avait peu de zones qu’il n’avait pas foulées. Zanzibar manquait à son palmarès. Et pourtant, ce nom mythique l’avait toujours fait rêver, pour ses essences, pour son histoire, ses femmes superbes possédant à la fois la finesse asiatique, la sensualité de l’Afrique, la liberté du vent des mers, la paix des gens des îles. Oui, Zanzibar lui manquait ; mais pas comme un trophée, ni une case à cocher. Zanzibar, c’était autre chose.

Et pourtant, cette destination, il l’avait oubliée pour elle, elle qui habitait tout simplement le village où il était né. Il s’était sédentarisé, un retour aux sources. Il le savait, lui, ce n’était qu’un couvercle sur son feu intérieur. Celui qui poussera toujours les chèvres de monsieur Seguin à fuir le pré pour la colline et le loup. Mais, elle, c’était autre chose, un amour comme dans les livres, loin de son éphémère quotidien. Elle lui a donné trois enfants qui, eux-mêmes, lui ont laissé sept petits-enfants. Une vie heureuse, quoi !

Sauf qu’elle est partie trop tôt, juste à sa retraite, le laissant seul avec ses souvenirs et une famille à assumer. Voici dix ans qu’il gère sa vie ainsi, pour les autres. Alors, quand pour son anniversaire des 70 ans, tous se sont cotisés pour lui offrir un voyage à Zanzibar, il a accepté, pour boucler la boucle.

Et là, aujourd’hui, à Roissy, il attend l’avion pour rejoindre l’océan Indien. Les minutes s’écoulent, en attendant de rejoindre ses valises dans l’avion. Il pense, il revisite sa vie, ses images, ses souvenirs, il en a sublimé tant. Le matériel n’a plus de place.

C’est la deuxième fois que l’hôtesse appelle son nom. Il vient de décider, il ne se lèvera pas du siège du hall. Un rêve, ça ne se tue pas. Même pour faire plaisir à ses proches.

C’est ça la leçon de sa vie de nomade.

Le premier invité à cette fameuse soirée

 

 

Aymee_Nakasato_voyage

« Voyage », illustré par Aymée Nakasato, 13 ans.

 

 

 

VOYAGE

Un jour, chemin faisant, je rencontrai un billet. Pas n’importe lequel, car en matière de billets, il y en a des tas : il y a des billets de banque, des billets qui font leur cinéma, des billets sans nom qui permettent de coucher dehors pourvu qu’ils soient de logement… En fait, c’était un billet acheté certainement au rabais car c’était un billet à bas taux. Ce bateau, je le pris donc sur le bout de la rue du quai…

Le départ fut difficile pour moi car je comptais sur cette traversée pour écrire, écrire. Mais la première constatation fut qu’on avait levé l’ancre… Comment écrire sans Encre ? La seconde constatation fut que le billet était à prix si réduit que la destination n’y était même pas notée… ??

Je partis faire le tour de mon « Nouveau Monde ».
Je rencontrais un homme que je pris pour un ami. Je lui demandais :
– Ami.
– Non ! Ali, me répondit-il.
– Ali, donc…
– Non ! Je m’appelle Ali Abibi.
– Oui ! Bon ! Alias Bibi, dis-moi connais-tu notre destination ?
– Non ! La seule chose que je sais, c’est que nous sommes sur un dromadaire.
– Hein ! Un dromadaire ? Qu’est-ce que tu racontes ?
– Ben oui ! N’as-tu pas remarqué que nous sommes sur un vaisseau du désert ? Nous avons quitté la mer à peine sortis de son ventre. Mais, quant à la destination, il faut trouver le Sage.
Et Pouiff ! Il disparut.
– Abandonné sur le pont d’Avignon…
– Quoi d’Avignon ?!?
– Non, non ! Vous ne rêvez pas. C’est bien le pont d’Avignon. Ça c’est la faute au Capitaine.
– Qui es-tu toi ?
– Je suis la Mousse !
– La Mousse ?!?
– Oui ! La Mousse. Il y en a toujours sur un vaisseau.
– Ah bon ?!
– Oui ! Car un vaisseau doit faire des gains et avec ces gains, alors, on peut se payer une petite mousse. Par contre, un vaisseau sans gains ne peut arriver à ses fins et sans fin point de salut !
Et Pouiff ! Il, euh… elle disparut.

J’avais le moral à zéro, peut-être même sous la ligne de flottaison. Et là ! Coup de pot. Je tombe, tout au fond, sur un vieil ermite, un de ces sages qui comprennent tout sans qu’on leur dise et qui croient qu’on a tout compris alors qu’ils n’ont rien dit. Bref, il pense que c’est TTC (toute traduction comprise). Le seul mot qu’il me dit c’est : « YAGE ».

Je suis surpris et je m’interroge. D’ailleurs, je choisis de l’interroger.

– Quoi « Y’A GE » ?
– Mon ami avec mon esprit monte-en-l’air, tu trouveras la voie.
Sur ce, il se mit à hurler : « MONTE LÀ D’SSUS » …

Je m’enfuis en courant le long de l’échelle de coupée… Allo ! Non ! Ne coupez pas… Non ici le rabbin de… Pas le temps d’écouter, ni même d’entendre.
Je monte
Je monte
Je monte LÀ D’SSUS (comme il dit)
Et là, stupeur,
Je découvre la destination de ces instants.
Là, fait renversant, je vois YAGE…
Ceci fut la chute de cette banale histoire.

Le deuxième invité à cette fameuse soirée

 

lena_Momus_reve

« Rêve », illustré par Léna Momus, bientôt 12 ans.

 

 

 

LE RÊVE

Je vais vous raconter le rêve du papillon.

La montagne était haute et mille escaliers conduisaient au sommet. L’ascension était lente et la chaleur violente. Un peu de bleu de son col haut teintait la base de son cou. Dans la forêt, de cris de singes et d’arbres hauts, le soleil était au zénith, Équilibre du jour, méridienne éphémère.

Zhuangzi (Tchouang-Tseu) s’est assis. L’ombre se pose en taches sur sa robe bleue. La mousse ourle la pierre qui retient le ruisseau. Un battement de paupières efface la réalité. Zhuangzi dort. Il dort, mais il n’a pas deux trous rouges au côté droit, car c’est une autre histoire. L’air du soir le réveille mais il ne saura jamais affirmer l’énigme de son rêve. Est-il Zhuangzi qui a rêvé qu’il était un papillon ou un papillon qui a fait ce rêve étrange d’être un homme appelé Zhuangzi ?

Fait à la maison de la colline après deux verres de punch et une pastilla et pour servir ce que de droit.

La troisième invitée à cette fameuse soirée

 


Yves Baratier

Yvon dit « La plume au vent ».

Cet article est tiré du numéro 8 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imaginé par 4ine et ses invités