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Mot & merveilles

Un mot plutôt qu’un autre. Pourquoi un mot nous parle-t-il plus qu’un autre ? Pourquoi nous interpelle-t-il ?
Est-ce sa musicalité, son sens ou son histoire qui nous le font préférer à tous les autres ?

Deux invité(e)s se prêtent au jeu, l’un(e) pour l’écrire, l’autre pour l’illustrer, mais sans se concerter !

Silence

 

Écrire à propos d’un mot qui suppose de n’en pas prononcer, pour tâcher de le faire exister : l’apparent paradoxe avait de quoi séduire et donner l’envie de s’y frotter un peu. Mais ce n’est pas en vérité ce qui a motivé mon choix.

Il m’arrive de penser que ce qui m’a poussé vers l’écriture a quelque chose à voir avec tout ça. Peut-être que j’écris parce que je parle peu. Ou disons moins que d’autres. En tout cas moins que certains des fois ne le voudraient. Parfois moins que je ne le voudrais moi-même.

Le silence, facteur déclenchant d’une écriture de la compensation ? L’hypothèse a quelque chose d’un peu trop mécanique pour convaincre entièrement. Elle n’explique pas de toute façon les raisons d’un choix qui gardera d’ailleurs toujours sa petite part de mystère, pour son auteur y compris : le dictionnaire contient tant d’autres merveilles dont j’aurais pu faire ici mon miel…

Peut-être que m’intéressait particulièrement la radicale diversité des situations qui nous font côtoyer sinon le mot, du moins les réalités qu’il recouvre, depuis le fond d’une salle de classe, après que le professeur a fait montre d’autorité pour le faire advenir… jusqu’à la pierre devant laquelle on se recueille, en le gardant comme on garde la mémoire de ceux qui se sont tus… en passant par l’instant d’après quoi vous savez, quand l’intensité d’un regard et la délicatesse d’une main passée dans les cheveux en disent assez… ou bien encore la salle de spectacle et son atmosphère bien à elle, toute chargée du charisme et du talent de ces quelques-uns qui suffisent pour tenir une pleine audience en haleine, entre deux répliques, deux mouvements, deux lignes mélodiques, avant la salve d’applaudissements… cette gêne aussi quand il survient par surprise et s’installe sans que ni l’autorité ni le talent n’y soient cette fois pour quelque chose, n’y puissent même quelque chose… cette plénitude encore, quand on va le chercher en s’en donnant la peine, qu’on en fait l’expérience au sommet d’une montagne, loin des vaines agitations, alors que le soleil n’a pas encore inondé tout à fait les vallées que le regard déjà devine…

Peut-être que c’est un peu tout cela qui m’a guidé dans le choix du mot « silence ». Toujours est-il que le texte qui suit n’a pas tardé alors à voir le jour, dans un format court comme je les affectionne. Je sais pourquoi et pour qui.

 

 

 

Elle m’inspire

De par sa seule présence au monde

Sans vraiment le chercher

Comme elle respire

 

Avec elle

Même le silence

Me parle

 

J’ai rencontré l’écriture de Julien à la Biennale de Lyon (2015). Il était premier prix du concours de nouvelles « Biennale de Lyon – Télérama : “La vie moderne” ».

Racontez-nous « La vie moderne », en 2 015 signes : c’est sur ce thème que la Biennale de Lyon et Télérama ont lancé une invitation, ouverte à tous, à participer à un grand concours de nouvelles. Au terme de ses délibérations, ce jury en a choisi 10.

Deux impératifs : écrire en français un récit ou une fiction et respecter la longueur précise imposée de 2 015 signes. Au total, quelque 1 100 nouvelles leur sont parvenues – parmi lesquelles 866, respectant la stricte règle des 2 015 signes, ont été prises en compte. Une première sélection a été réalisée par les bibliothèques du Grand Lyon, qui ont retenu 77 nouvelles, soumises à un jury présidé par Éric Reinhardt.

 

Voici la nouvelle de Julien :

Dehors le monde allait comme on finit par croire qu’il doit aller.

Parce que les agences de voyages et de notation. Parce que les graphiques. Les camemberts, les courbes, les diagrammes bâtons. Le cours des choses et du brut. Le théâtre. Celui des marionnettes et celui des opérations. Les divisions. Les résolutions diplomatiques dépassées par celles des derniers écrans plats.

Parce que les tuyaux surtout. Les tuyaux de plus en plus nombreux, de plus en plus prompts à déverser des flots de signes pour éclairer les choses à la manière d’un soleil de midi : sur le moment c’est éblouissant, vraiment. Alors on est d’accord pour faire un peu le deuil des ombres et des contrastes, sur les photographies qui resteront pour témoigner de ce qui fut.

Voilà. J’en étais là. J’étais à la fenêtre, à deux doigts d’en tirer les épais rideaux pour tâcher de tromper l’organisme et les sens, leur faire croire encore à la nuit – parce que fermer les yeux me semblait au fond la moins difficile des choses à faire – ainsi j’étais à la fenêtre lorsque je la vis, assise en bas dans le petit square dont elle semblait devenue le centre, tant sa présence évidente et pleine à la fois de retenue apportait une espèce d’équilibre à ce lieu qu’animaient les figures de l’adulte et de l’enfant, qui derrière un banc, qui derrière un arbre caché. Et c’étaient les manières de l’un pour feindre de ne pas voir l’autre, de ne pas le trouver. Et c’était le plaisir grandissant de l’autre finissant à ce jeu par se croire tout bonnement invisible. Et les amoureux sur les bancs cessaient de s’embrasser pour s’amuser du spectacle. Et tous dans le petit square étaient comme reliés par ces ficelles, grosses et vieilles comme le monde. Ces ficelles qui remplissaient l’espace d’une magie que je sentais monter jusque sous ma fenêtre.

J’ai dévalé quatre à quatre les escaliers : cette société miniature, éphémère et sans âge, tombée par hasard sous le regard d’un bonhomme ordinaire, venait rien de moins que de lui inventer une perspective.

 

J’ai recroisé son écriture dans le métro :

« Et parce que parmi ceux qui circulent en surface
Beaucoup ne nous transportent plus
Sous la ville on a laissé pousser d’autres mots »

Julien Transy, 38 ans, Paris (75)

Pour illustrer le mot silence, j’ai pensé qu’il serait intéressant de solliciter un sourd de naissance.

Dans un ancien numéro (10 novembre 2007) du Monde 2 (version précédente et incontestablement préférée du M le magazine du Monde), j’ai retrouvé un article sur René Princeteau (1843-1914), né sourd et devenu le peintre mondain par excellence dans le Paris de la Belle Époque, qui fut aussi le maître et l’ami de Toulouse-Lautrec.

Le musée des beaux-arts de Libourne (33), qui possède la plus grande collection de l’artiste, nous a sélectionné l’œuvre qui illustrait le mieux le silence.

 

René Princeteau, Voiliers sur le bassin d’Arcachon. Copyright de la photographie de l’œuvre : © Jean-Christophe Garcia

 

Romain Béniguel, médiateur culturel, en a écrit sa présentation pour l’équipe du musée :

René Princeteau est un peintre libournais né en 1843 dans une riche famille de négociants en vin, sourd et muet de naissance. Les parents de ce dernier vont financer une des premières opérations des oreilles de leur fils âgé de 4 ans ; l’opération sera une réussite.

Par la suite, l’artiste étudie à l’École des beaux-arts de Paris. Il s’oriente vers la peinture et expose au Salon dès 1868 des bustes, des tableaux de scènes de chasse et de courses qui deviendront sa spécialité. René Princeteau devient le professeur et l’ami de Toulouse-Lautrec et persuade ses parents de l’inscrire lui aussi aux beaux-arts de Paris, début d’une grande carrière renommée.

René Princeteau est déjà un peintre reconnu quand il décide, à 40 ans, de quitter Paris pour retourner vivre dans le Libournais au château Pontus, que sa famille vient d’acquérir. Il n’abandonne pas son sujet favori, les chevaux de course, objet de commande, mais cherche avant tout à peindre la vie rurale (par l’intermédiaire de scènes de genre ou paysages). René Princeteau et Henri de Toulouse-Lautrec vont avoir l’occasion de se retrouver au bord du Bassin d’Arcachon, dans la villa Bagatelle à Taussat, propriété de Fabre, un magistrat, ami des Toulouse-Lautrec. La lumière du bassin inspire à Princeteau une série de tableaux. Parmi eux, Voiliers sur le bassin d’Arcachon, une marine délicate, à la touche moderne et expressive. Nous pouvons apercevoir en arrière-plan le phare du Cap-Ferret. Les voiles sont réalisées d’un seul trait de pinceau, non sans rappeler les estampes japonaises, très en vue au 19e siècle.

Voiliers sur le bassin d’Arcachon provoque une impression de calme liée à cette mer d’huile, un apaisement et… à nouveau le silence.

 

À gauche : René Princeteau. À droite : Jeu d’atelier. René Princeteau (assis en tailleur), Henri de Toulouse-Lautrec et son ami le peintre Henri Rachou (prosternés) s’amusent à mimer des « japonaiseries burlesques », vers 1892.

 

Voici deux autres œuvres de René Pinceteau, dans le genre qui l’a fait connaître.

René Princeteau, La banquette irlandaise, vers 1876. (37.1.21)

 

René Princeteau, Madame Jean Fourcaud-Laussac en amazone, 1883 (56.1.2)

 


Julien Transy

Julien Transy est né à Lyon. Il y poursuit des études en sciences politiques, histoire et anthropologie avant de séjourner à Dublin puis Bucarest. Entre mi-2008 et début 2020, c’est à Paris qu’il continue de cultiver, en parallèle de ses activités professionnelles, son goût pour diverses formes individuelles ou collectives d’écriture et de création, qu’elles soient littéraires, musicales ou cinématographiques. Il vit et travaille aujourd’hui en Charente-Maritime.

Grand Prix Poésie RATP 2017 (catégorie adultes) ; premier prix du concours de nouvelles « Biennale de Lyon – Télérama : “La vie moderne” » 2015 ; lauréat du Prix Panaït Istrati 2013.

Cet article est tir du numro 24 du webzine https://www.lesmotsdesanges.com/V2 imagin par 4ine et ses invits
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